Extrait du chapitre IV du Sûtra du Lotus « Croire et comprendre » (Le Sûtra du Lotus, Ed. Les Indes savantes, p. 95-100.)
« Honoré du monde, nous serions à présent heureux d’employer une parabole pour mieux nous faire comprendre : supposons qu’un homme encore jeune, après avoir abandonné son père et fui dans un autre pays, y ait vécu très longtemps, mettons dix, vingt ou même cinquante ans. Plus il vieillissait, plus il devenait pauvre et misérable. Il allait de tous côtés, poussé par la nécessité de se vêtir et se nourrir, se rendant de plus en plus loin jusqu’à ce que le hasard ramène ses pas vers sa terre d’origine.
Pendant cette période, le père, qui avait en vain cherché son fils, s’était finalement établi dans une certaine ville. Sa maisonnée, très cossue, regorgeait de richesses et de trésors incalculables : or, argent, lapis-lazuli, corail, ambre et perles de cristal s’amassaient dans ses resserres à les faire déborder. Il avait quantité de valets et de serviteurs, de clercs et d’intendants, mais aussi des éléphants, des chevaux, des chars, des bœufs et des chèvres à profusion. Ses affaires, bien menées, avaient prospéré, tant dans sa région que dans toutes les terres avoisinantes, et il avait noué des relations commerciales avec quantité de négociants et de marchands itinérants.
C’est alors qu’après avoir erré de village en village, parcouru moult terres et traversé maintes bourgades, le fils appauvri arriva enfin dans la ville même où résidait son père. Celui-ci pensait constamment à ce fils dont il avait été séparé durant plus de cinquante ans sans en avoir cependant parlé à quiconque. Il ressassait la chose en son for intérieur, taraudé par les regrets car son fils lui manquait. Il réalisait qu’il était à présent vieux et décrépit, croulant certes sous les richesses et les biens de toutes sortes, de l’or, de l’argent, les trésors les plus rares amassés dans ses resserres qui en débordaient, mais qu’il n’avait pas de fils et qu’ainsi, lorsqu’il mourrait, toutes ses possessions et toutes ses richesses seraient dispersées et perdues, car il n’avait personne à qui les léguer.
Telle était la raison de son obsession lancinante au sujet de son fils. Il se faisait aussi la réflexion suivante : “Si je pouvais trouver mon fils et lui confier mes richesses et mes biens, je serais alors pleinement heureux et ce serait la fin de tous mes soucis.”
Honoré du monde, à ce moment-là, le fils appauvri échouait de n’importe quel gagne-pain au suivant quand le hasard le mena devant la demeure de son père. Debout devant le portail, un peu de côté, il pouvait apercevoir au loin son père, lequel était assis sur son trône de lion, les pieds sur un repose-pieds incrusté de pierres précieuses, et entouré de toute une cour de brahmanes, de nobles et de chefs de familles, tous d’une grande déférence à son égard. Des guirlandes de perles d’une valeur de milliers ou dizaines de milliers ornaient son corps, et quantité de serviteurs, clercs et valets pourvus de chasse-mouches blancs se tenaient à sa gauche et à sa droite. Un dais orné de pierres précieuses le surplombait, dont pendaient des bannières de fleurs. Des parfums avaient été répandus sur le sol que jonchaient quantité de fleurs rares. Des objets précieux étaient disposés ça et là, que l’on apportait ou retirait, proposait et recevait. Tels étaient les nombreuses sortes d’ornements, les emblèmes de prérogatives et les marques de distinction.
Lorsque le fils appauvri vit à quel point son père avait d’autorité et de pouvoir, la peur l’étreignit et il regretta d’être jamais arrivé en pareil endroit. En son for intérieur, il se dit : “Ce doit être une sorte de roi, ou l’égal d’un roi. Ce n’est pas dans un tel lieu que j’arriverai à louer mes services ni à gagner ma vie. Je ferais mieux de me rendre dans un village pauvre où en travaillant dur je trouverais ma place et gagnerais de quoi me nourrir et me vêtir. Si je reste ici trop longtemps, je risque bien de me faire attraper et d’être forcé de travailler !” Ayant ainsi raisonné, il jugea plus prudent de déguerpir.
À ce moment, le riche vieillard assis sur son trône repéra son fils et le reconnut immédiatement. Le cœur empli d’une joie immense, sa première pensée fut : “Maintenant, j’ai quelqu’un à qui confier mes resserres pleines de richesses et tous mes biens ! Sans cesse mes pensées étaient tournées vers mon fils, mais je n’avais aucun moyen de le voir. Voilà qu’il se présente soudainement de lui-même, exactement comme je l’aurais souhaité. Tout vieux et décrépit que je sois, je me soucie encore de ce que je possède.”
Là-dessus, il dépêcha un de ses hommes à la poursuite de son fils en lui enjoignant de le ramener au plus vite. L’envoyé courut alors prestement après le fils et s’en saisit bientôt. Le fils appauvri, affolé et terrifié, protesta avec colère : “Je n’ai rien fait de mal ! Pourquoi m’arrête t-on ?” Mais l’envoyé ne fit que renforcer son étreinte pour contraindre le fils à le suivre.
À ce moment, le fils se dit : “Je n’ai commis aucun crime et pourtant me voilà fait prisonnier ! On va sûrement m’exécuter !” Plus terrifié que jamais, le désespoir le fit tomber évanoui sur le sol.
Le père, qui observait la scène à distance, dit alors à son envoyé : “Je n’ai pas besoin de cet homme. Inutile de l’obliger à venir jusqu’à moi. Aspergez-lui la figure d’eau pour qu’il reprenne ses sens, mais sans rien lui dire de plus.”
Pourquoi agit-il de la sorte ? Parce que le père avait conscience que son fils, n’ayant que de médiocres perspectives et ambitions, il lui serait difficile d’accepter sa propre position prospère et éminente. Il savait très bien que c’était là son fils, mais comme moyen opportun s’abstint de dire à quiconque “Voici mon fils” !
L’envoyé dit alors au fils : “Je te relâche à présent, tu peux aller où bon te semble.” Le fils appauvri fut enchanté, ayant obtenu ce qu’il n’avait jamais eu auparavant, il se releva et se dirigea vers le village voisin afin d’y trouver de quoi se nourrir et se vêtir.
À ce moment, le riche vieillard, dans l’idée de pousser son fils à lui revenir, résolut d’utiliser un moyen opportun et envoya pour cela deux émissaires secrets, des hommes maigres et efflanqués dont l’apparence ne pouvait pas l’impressionner. “Allez trouver ce pauvre hère, faites fortuitement connaissance et glissez-lui que vous connaissez un endroit où il pourrait gagner le double d’un salaire habituel. Si cela lui convient, amenez-le ici et mettez-le au travail. S’il vous demande de quelle sorte de travail il s’agit, répondez qu’il sera employé à charrier des excréments et que vous travaillerez tous deux avec lui.”
Les deux émissaires partirent immédiatement à sa recherche et, quand ils l’eurent trouvé, lui parlèrent selon les instructions reçues. Le fils appauvri demanda alors une avance sur son salaire et accompagna les deux hommes pour les aider à nettoyer les latrines.
Lorsque le père vit son fils, il en eut pitié et s’interrogea à son sujet. Quelque temps plus tard, en regardant par la fenêtre, il vit son fils au loin, maigre et émacié, sale, en sueur, couvert de crotte et souillures diverses. Aussitôt, le père ôta ses colliers, enleva ses vêtements fins et soyeux et toutes ses parures pour revêtir des haillons dégoûtants.
Il s’enduisit le corps de boue, saisit de la main droite une pelle pour déblayer les excréments et d’un air rogue s’adressa ainsi aux ouvriers : “Continuez à travailler ! Que je ne vous prenne pas à paresser !” Grâce à ce moyen opportun, il parvint à approcher son fils.
Par la suite, il s’adressa de nouveau à son fils en ces termes : “Allons, mon garçon ! Tu dois conserver cet emploi et ne plus me quitter. J’augmenterai ton salaire, et tout ce dont tu pourrais avoir besoin, en outils, riz, farine, sel, vinaigre ou quoi que ce soit, ne sera plus un souci pour toi. J’ai un vieux serviteur que je mettrai à ta disposition quand tu le souhaiteras. Tranquillise-toi, je serai comme un père pour toi. Tu n’auras plus de soucis à te faire. Pourquoi dis-je cela ? Parce que mon âge est déjà avancé, tandis que toi, tu es jeune et fort. Au travail, tu n’es ni tire-au-flanc ni paresseux, tu ne te mets pas en colère et ne t’exprimes pas grossièrement. Tu ne sembles pas avoir de défauts de ce genre, comme mes autres ouvriers. Dorénavant, je te considérerai comme mon propre fils.” Là dessus, le riche vieillard choisit un nom et le lui attribua, comme s’il s’agissait de son enfant.
À cette époque, même s’il était ravi d’un tel traitement, le fils appauvri continuait à se considérer comme quelqu’un de très humble condition, employé par un autre. Le riche vieillard le laissa donc nettoyer les excréments les vingt années suivantes. Cette période achevée, le fils se sentait effectivement compris et digne de confiance, il allait et venait à sa guise, mais continuait à vivre au même endroit qu’auparavant.
Honoré du monde, à ce moment-là, le riche vieillard tomba malade et perçut que sa fin était prochaine. Il s’adressa alors à son fils appauvri en ces termes : “Je possède à présent de grandes quantités d’or, d’argent et de trésors rares et précieux amassés dans mes resserres à les en faire déborder. Tu dois prendre en charge complètement mes possessions et t’occuper de ce qui doit être distribué ou de ce qu’il faut engranger. C’est ce que j’ai décidé et je veux que tu accomplisses mes volontés. Pourquoi cela ? Parce que, dorénavant, toi et moi ne devrons plus nous comporter comme si nous étions deux êtres différents. Il faut que tu gardes la tête froide et sois vigilant pour éviter les erreurs et les pertes.”
À ce moment, ayant reçu de telles instructions, le fils appauvri prit alors le contrôle de toutes les marchandises, de l’or, de l’argent et des trésors rares et précieux, sans jamais songer à s’approprier ne serait-ce que la valeur d’un simple repas. Il continua à vivre au même endroit, incapable de se considérer lui-même autrement que comme une personne de basse condition.
Quelque temps après, le père se rendit compte que son fils avait petit à petit pris de l’assurance, ce que reflétait aussi son apparence, et qu’il commençait à concevoir de grands desseins et à mépriser la façon qu’il avait précédemment de douter autant de lui-même. Se rendant compte que sa fin était prochaine, il ordonna alors à son fils d’organiser une réunion avec sa famille, le roi du pays, les ministres, les nobles et les chefs de maisonnées. Quand ils furent tous assemblés, il leur fit la déclaration suivante : “Messieurs, vous devez savoir que cet homme est mon fils, né de moi. Dans telle et telle ville, il m’a abandonné et s’est enfui. Pendant plus de cinquante ans il a erré et enduré mille maux. Son nom originel était untel et le mien untel. Autrefois, quand j’étais encore dans ma ville natale, je me faisais du souci pour lui et je l’ai cherché partout.
Longtemps après, j’ai eu subitement la chance de le rencontrer. C’est véritablement mon fils et je suis véritablement son père. À présent tout ce qui m’appartient, toutes mes richesses et tous mes biens sont entièrement à ce fils qui est mien. Des revenus et des dépenses passées, mon fils est parfaitement au courant.”
Honoré du monde, quand le fils appauvri entendit son père s’exprimer ainsi, il fut submergé de joie, ayant obtenu ce qu’il n’avait jamais eu auparavant et il se dit : “Je n’avais à l’origine jamais pensé à me procurer de telles choses ni même à les désirer, et voilà que ces resserres regorgeant de trésors sont venues à moi d’elles-mêmes !”
Honoré du monde, ce vieillard avec toutes ses richesses n’est autre que l’Ainsi-venu et nous sommes tous comme les fils du Bouddha. L’Ainsi-venu nous répète constamment que nous sommes ses fils, mais à cause des trois souffrances, Honoré du monde, entre la naissance et la mort nous affrontons de profonds tourments, des illusions, l’ignorance, nous contentant de doctrines inférieures auxquelles nous nous cramponnons.
Aujourd’hui toutefois, l’Honoré du monde nous amène à réfléchir profondément, à rejeter de telles doctrines et l’insupportable vanité des discussions futiles. À ce sujet, nous étions assidus et n’avons pas ménagé notre peine jusqu’à l’atteinte du nirvana, comparable au salaire d’une journée. Lorsque nous y sommes parvenus, nos cœurs se sont emplis de joie et nous pensions que c’était bien suffisant. Nous nous sommes alors dit : “Comme nous avons été assidus et n’avons pas ménagé notre peine en ce qui concerne la Loi bouddhique, nous avons maintenant obtenu cette riche et vaste compréhension.”
Pourtant, l’Honoré du monde – sachant d’expérience que nos esprits se cramponnent à des désirs indignes et se complaisent dans les doctrines inférieures – nous pardonna et nous laissa penser de la sorte, sans tenter de nous expliquer : “Le moment viendra où vous posséderez la clairvoyance de L’Ainsi-venu, votre propre part de la resserre aux trésors !” Au lieu de cela, l’Honoré du monde a utilisé le pouvoir des moyens opportuns pour nous enseigner la sagesse de l’Ainsi-venu de telle façon que nous puissions être à l’écoute du Bouddha et atteindre le nirvana, le salaire d’une journée. Comme nous estimions avoir obtenu là quelque chose d’important, nous n’avions pas l’intention de rechercher le Grand Véhicule. Qui plus est, si nous avons exposé et répandu la sagesse du Bouddha pour le bien des bodhisattvas, nous ne désirions pas l’atteindre personnellement. Pourquoi le spécifier ? Parce que le Bouddha, sachant que nos esprits se contentaient des doctrines inférieures, s’est servi de moyens opportuns pour nous l’enseigner d’une façon qui corresponde à nos capacités. Nous ne savions donc pas que nous étions véritablement les fils du Bouddha, mais à présent nous en sommes enfin conscients.
De la sagesse du Bouddha, l’Honoré du monde n’est jamais avare. »
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